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born in Brussels, 1986

lives and works in Brussels, BE

Le monde dans un grain de sable

 

On pourrait s’arrêter sur un premier mot pour parler du travail de Sahar Saâdaoui qui serait celui de translation. C’est un mot riche de sens qui s’utilise autant en mathématique qu’en linguistique, en astronomie et en occultisme qu’en biologie. On en retiendra l’essence, à savoir : une action par laquelle on transporte quelque chose ou quelqu’un d’un état ou d’un lieu à un autre. Il y a en effet cette première opération fondamentale dans ses créations : Sahar part souvent, si pas toujours, d’un carnet d’esquisses tenu au quotidien. Dans ce carnet sont répertoriées de nombreuses idées plastiques, et elle s’arrête soudain sur l’une d’entre elles pour la reproduire (tout autant que la tester) à une plus grande échelle. C’est ainsi qu’il y a translation du carnet au mur d’exposition. Cette opération est moins innocente ou traditionnelle qu’il n’y paraît, puisque c’est là en vérité une trace manifeste de la formation de l’artiste. Sahar Saâdaoui a étudié le design textile à l’Académie des Beaux-arts de Bruxelles avant de migrer plus volontiers de ce domaine appartenant aux dits arts appliqués vers le domaine des dits beaux-arts. Dans le design textile, il y a cette habitude du carton, du projet que l’on conçoit en détails avant qu’il ne soit extrapolé à une plus grande surface textile. C’est précisément là qu’elle a puisé ses premiers réflexes créatifs. Mais bientôt, elle les a portés plus loin, ils se sont encore singularisés, se révélant à elle…

Voici en effet plusieurs années qu’elle agit maintenant dans ce domaine très libre et très ouvert de la création plastique, et elle a réalisé des dessins réticulaires tout emplis de délicates marques de crayons, de feutres ou de gouaches, de tampons, ainsi que d’inclusions de fils et autres éléments textiles. Ce furent aussi des sculptures blanches, fines et ondulées, des compositions murales mêlant la soie teinte, le papier, le tout étant suspendu ou encadré. Et enfin plus récemment de courtes vidéos, souvent destinées à être montrées en boucle.

Quand on observe les œuvres de Sahar Saâdaoui, on note différentes choses. Premièrement, il y a cette logique annoncée de la translation qui est engagée, non seulement dans le passage allant du carnet à la réalisation finale, mais plus encore. De fait, on voit que l’esprit qui réalise ces dessins ne cesse d’effectuer des mini opérations de calcul entre, disons, un point A et un point B, puis un point B et un point C ou pourquoi pas et comme par surprise d’un point R à un point N. Et il y a là tout un subtil ballet, fait d’avancées et de retours prudents en arrière, de petits temps d’attente, d’ajustements continus. Le regardeur (ou spectateur dans le cas des vidéos) semble être pris à partie dans ce processus : un peu comme si l’esprit créateur à l’œuvre les interpellait pour les introduire à une forme de jeu de logique. Souvent d’ailleurs pour mieux les perdre dans ce jeu de logique/illogique. Les petits temps d’attente dans les vidéos et les petits délais inhérents au décodage de la structure des dessins sont autant de portes d’entrées, d’invitations voire de pièges pour l’œil qui s’y engage. 

 

Si le spectateur ne veut pas jouer ou si tout simplement il n’est pas là (au final, le spectateur n’est jamais là lors de la création, il est toujours fantasmé par le créateur), ce n’est pas bien grave : l’artiste joue volontiers seule à ce jeu de logique, parfois illogique. C’est un rituel de création, c’est un état d’esprit dans lequel elle se met, pour ne pas dire une transe. On peut avancer effectivement qu’il y a également là une tentative de mise à l’épreuve de la volonté, de l’intellect : on sait que ce sont des partenaires quasi obligés de la création et plus généralement de la conscience. Ceux-là sont soumis à une certaine désorientation, à une hypnose. … On pourrait presque imaginer par boutade que ce serait une corrida où le taureau serait remplacé par la lettre ou le mot. Le torero que serait l’artiste ne perdrait pas des yeux l’animal, sauf en certains moments, dans l’exécution de certaines passes virtuoses, ou il s’aveuglerait intentionnellement pour retrouver la bête non loin de là, toujours prête à en découdre.

Mais il faut encore plonger plus profond, et ne pas s’arrêter en si bon chemin. Il faut voir une chose cruciale : cette attention que l’esprit de Sahar Saâdaoui a pour le détail. En quelque sorte, l’esprit créateur de Sahar tente sans cesse de se focaliser sur un espace restreint, voire même sur un unique point. Jusqu’au simple grain de sable. Elle regarde les choses par le petit bout de la lorgnette, comme le dit l’expression. Elle se concentre intensément sur ce point et sur les petits déplacements qu’on peut opérer à partir de celui-ci, et ainsi de suite, quitte à dériver au fur et à mesure loin de l’emplacement où est saisi initialement ce point. Quel est l’intérêt de cette méthode ? L’intérêt est que la composition d’ensemble nous échappe quelque peu, ou du moins est là pour nous surprendre lorsqu’on la découvre au final dans sa parfaite mais non moins surprenante expansion. D’ailleurs, il est significatif que le motif caché de l’étoilement soit le plus récurrent en filigrane de tant de travaux. Une étoile, c’est une explosion au départ d’un noyau qui projette ses parties constituantes dans l’espace. Cette explosion, malgré son chaos, garde une certaine logique, allant d’un centre vers la périphérie. 

 

A ce titre, les œuvres de Sahar Saâdaoui seraient comme des transcriptions de l’homme ou de la femme qui médite, qui se propose de songer à des rapports d’échelle entre ce qui est infime et ce qui est immense. C’est une prise de mesures philosophiques. La couturière prend les mesures d’un modèle pour lui confectionner un vêtement. Ici, c’est une même prise de mesures, mais plus libre, plus réflexive, détachée de tout objectif de confection, sachant que le modèle (qui serait l’univers) serait insondable, changeant, surprenant. Quant on fait une maquette en architecture, ou un carton de tapisserie, c’est aussi proposer une méditation sur l’échelle. Faire de l’exercice, des étirements, du yoga, c’est aussi prendre la mesure de notre corps dans le corps plus grand encore de l’espace. Et le corps est lui-même un étoilement : il est expansion à partir d’un noyau.

Cette recherche universaliste semble aussi commencer à s’incarner chez Sahar Saâdoui dans des préoccupations relatives non plus disons à l’espace, à la géographie, mais bientôt au temps. Les premières vidéos qui ont surgi, dont une série consacrée exemplairement aux jours de la semaine, seraient là pour en être le parfum avant-coureur. L’avenir nous le dira, s’il ne nous l’a pas déjà dit, reliés que sont les temps comme les espaces par de fins filaments.

Yoann Van Parys

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